La confiance c’est bien, mais la vérification est de mise : utiliser les données sur les facteurs ESG pour constituer des portefeuilles écologiques

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les officiers des forces alliées ont posé une question à l’équipe de statisticiens et de mathématiciens de l’Université Columbia chargée de résoudre des problèmes de nature militaire. Les officiers lui ont présenté des données recueillies sur les avions alliés à leur retour à la base et montrant la distribution des impacts faits par les munitions ennemies. Étrangement, celle-ci n’était pas uniforme sur l’ensemble d’un avion : le fuselage et les ailes étaient presque deux fois plus touchés que la section du moteur. Les officiers voulaient savoir dans quelle mesure ils devaient renforcer le blindage de ces zones apparemment vulnérables afin de mieux les protéger¹.

Quelle a été la réponse de l’équipe? Ne rien ajouter.

En analysant les données, ces brillants statisticiens et mathématiciens ont conclu que la raison pour laquelle les avions n’avaient pas plus d’impacts près de la section du moteur ne voulait pas dire que ces avions n’étaient pas touchés à cet endroit; c’était simplement parce que les avions qui l’étaient ne revenaient tout simplement pas. Les bombardiers atteints au fuselage et aux ailes pouvaient revenir à la base et être étudiés, mais ceux touchés au moteur n’avaient pas cette chance.

Prenant appui sur cette analyse, l’équipe a suggéré de renforcer le blindage de la section du moteur. Ces recommandations ont été appliquées jusqu’à la fin de la guerre.

Il semble donc que la valeur des données ne se mesure qu’à leur analyse. Sans une interprétation adéquate, les données deviennent, au mieux, inutiles, et comme le montre l’exemple ci-dessus, elles peuvent même s’avérer dangereuses dans le pire des cas. Cette mentalité s’applique à tous les domaines, y compris à la gestion de portefeuille. Lorsqu’il est question de constituer des portefeuilles axés sur l’environnement, une analyse pertinente des données devient essentielle. C’est d’autant plus vrai pour les données liées aux facteurs ESG puisqu’elles sont particulièrement récentes dans le monde de la finance et qu’il n’y a, pour ainsi dire, aucune normalisation. Alors, comment les gestionnaires peuvent-ils constituer des portefeuilles de titres à revenu fixe véritablement « verts »?

Trop de données et trop peu de renseignements

En termes simples, les données sont un ensemble de faits et de chiffres, habituellement bruts et désorganisés. Seules, les données sont vides de sens et ne peuvent pas être utilisées dans le processus de prise de décisions. Or, une fois analysées, interprétées, examinées minutieusement et mises en contexte, elles se transforment en renseignements, lesquels sont utilisés pour prendre des décisions, qu’il s’agisse d’un analyste militaire cherchant à renforcer le blindage d’un avion ou d’un gestionnaire de portefeuille se questionnant sur les actifs à acquérir.

En matière de facteurs ESG, les données ne manquent pas, bien au contraire, et c’est là que le défi fondamental réside. L’importance grandissante que les investisseurs accordent à la durabilité a mené tant les sociétés émettrices que les agences de notation à fournir plus de données sur les facteurs ESG récemment. Toutefois, cette prolifération a fait en sorte que les investisseurs ont trop de données et pas assez de renseignements. Pourquoi?

Du point de vue de l’émetteur, une société qui ne s’est pas dotée de normes de divulgation sur ses pratiques environnementales² peut choisir les données sur l’environnement qu’elle décide de rendre publiques (si ces données existent). Par ailleurs, même si de nombreuses sociétés publient les données sur leurs pratiques environnementales, par exemple les émissions du champ d’application 1 et 2 (comme le font environ 71 % des sociétés de l’indice S&P 500)³, elles interprètent les normes différemment, ce qui donne lieu à une présentation de l’information qui n’est pas uniforme. 

De plus, mesurer les émissions se complexifie lorsqu’il est question des émissions du champ d’application 3 et d’autres aspects environnementaux comme l’eau et la biodiversité. Il devient donc difficile de trouver des points de comparaison pour les données environnementales publiées par une société, ce qui en limite l’utilité et complique le processus de constitution de portefeuilles.

Les agences de notation et les fournisseurs de données financières, comme Standard & Poor’s, MSCI et Moody’s, publient une tonne de notes et de données sur les facteurs ESG (les émissions de gaz à effet de serre [GES] par dollar de chiffre d’affaires, la quantité de déchets produits, etc.) pour des milliers de compagnies publiques, mais elles peuvent considérablement varier selon le fournisseur. Les différentes données que prennent en considération les agences de notation, la façon dont sont évaluées ces données et la valeur accordée à chacune des données se traduisent par des différences marquées dans la note ESG des émetteurs. En conséquence, les corrélations entre les notes ESG des agences sont faibles et s’établissent en moyenne autour de 0,54 globalement⁴.En contexte, cela veut dire que la corrélation entre les notes de crédit des entreprises oscille autour de 0,99.⁴

Autrement dit, il n’est pas rare de voir une société obtenir une note élevée quant aux facteurs ESG d’une agence donnée, et une note faible d’une autre agence. Ainsi, faire confiance aveuglément à la note d’une agence de notation sans se questionner sur sa provenance revient à adhérer à la définition des facteurs ESG de cette agence, et cette définition évolue au fil du temps et n’a pas les mêmes conséquences pour les émetteurs. Pour certains gestionnaires, le fait d’adhérer à la vision d’un (ou de plusieurs) fournisseur de données suffit, mais nous ne croyons pas que cela fait honneur aux professionnels des placements qui souhaitent réellement que leurs portefeuilles aient une véritable portée environnementale positive. Nous ne prétendons pas que les notes ESG attribuées aux sociétés sont inutiles; elles sont un bon point de départ dans l’évaluation de la durabilité d’une entreprise. Mais nous sommes tout de même d’avis qu’elles ne sont que ça, un point de départ, et que les investisseurs et les gestionnaires de portefeuille doivent les examiner très attentivement.

Les indices axés sur les facteurs ESG sont-ils la solution?

Le manque criant de clarté et de normalisation au sein de l’industrie peut facilement convaincre quiconque que l’énergie nécessaire pour constituer un portefeuille vert à gestion active n’en vaut pas la chandelle et qu’il vaut mieux se tourner vers un fonds indiciel pour les placements dans les facteurs ESG. Et trouver un tel fonds indiciel ou un instrument de placement qui suit les facteurs ESG est plutôt facile : MSCI propose à elle seule plus de 1 500 indices axés sur ces facteurs⁵, tant pour les actions que les titres à revenu fixe. Par ailleurs, en 2021, 534 fonds à capital variable et négociés en bourse (dont 159 à gestion passive) axés sur la durabilité existaient aux États-Unis⁶.

Cependant, est-ce que le fait d’investir dans un fonds indiciel axé sur les facteurs ESG (ou plus précisément orienté sur le climat) répond réellement au besoin d’investir dans le respect des principes écologiques? Nous en doutons. Les notes ESG sont directement liées à l’importance; c’est-à-dire l’éventuelle incidence d’un enjeu ESG sur le chiffre d’affaires de la société. En d’autres mots, les agences de notation pourraient attribuer une note élevée aux sociétés qui produisent peu d’émissions ou dont les émissions sont en baisse si les changements climatiques ne constituent pas un risque financier important pour ces sociétés.

Il ne faut donc pas s’étonner que près de 90 % des titres de l’indice S&P 500 se soient retrouvés dans des fonds ESG constitués sur la base des notes attribuées par MSCI⁷. Est-ce qu’autant de sociétés sont vraiment des chefs de file des enjeux ESG? Nous sommes sceptiques. C’est pourquoi nous sommes d’avis que constituer des portefeuilles véritablement axés sur l’environnement nécessite non seulement d’avoir accès aux bonnes données, mais aussi de mettre à profit les bonnes personnes pour examiner scrupuleusement ces données, les vérifier et les contester.

Constituer des portefeuilles verts

Manifestement, il est impossible de se fier aveuglément aux données ESG pour constituer des portefeuilles axés sur l’environnement. Quelles sont donc les autres mesures à prendre? Nous pensons que trois grandes mesures s’inscrivent au cœur des stratégies écologiques rentables.

1 Définir les chefs de file en matière de changements climatiques, données quantifiables à l’appui

Premièrement, il est primordial de définir en quoi consiste une société axée sur l’environnement. Sans une définition universelle de ce qu’est un chef de file en matière de changements climatiques, les gestionnaires de portefeuille n’ont d’autre choix que d’établir leur propre définition. Cette étape est cruciale puisqu’elle permet de restreindre le nombre de placements potentiels; il s’agit de la première étape de tout processus de constitution de portefeuille. Cette définition est non négociable : si une société ne satisfait pas aux critères établis, elle est exclue du nombre.

Afin de définir un chef de file en matière de changements climatiques, il faut aussi mesurer l’empreinte carbone d’une société. Il est donc essentiel de pouvoir compter sur des données et des indices de référence quantifiables et vérifiables pour chacun des placements en portefeuille. Ces données sont fournies directement par la société visée (p. ex., documents déposés par les sociétés) ou sont obtenues par l’intermédiaire d’un cadre reconnu comme l’initiative Science-Based Targets (cibles fondées sur la science). Cette dernière est l’une des sources utilisées par notre équipe pour évaluer l’engagement et les plans d’action d’une société pour réduire ses répercussions sur le climat; couvrant plus de 2 200 sociétés à l’échelle mondiale, elle a permis de démontrer que les sociétés qui utilisent des cibles fondées sur la science sont davantage en voie de réduire leurs émissions de GES que le reste du monde.

Quel est le lien entre ces définitions et les données connexes? Idéalement, chaque définition est confirmée par au moins une donnée. Par exemple, notre équipe s’appuie sur trois critères pour cibler les placements.

En plus des obligations de sociétés, les obligations liées au climat, comme les obligations vertes, durables et liées à la durabilité, peuvent servir d’assise à tout portefeuille vert, mais même ces instruments qui semblent en apparence aller de soi nécessitent d’effectuer un examen scrupuleux. Voici quelques questions à se poser avant d’investir dans ces obligations :

• Est-ce que le produit de l’émission de l’obligation est affecté à des activités liées au climat?
• Est-ce que la cible des indicateurs clés de performance de l’obligation est liée à la réduction des émissions de GES ou à l’extraction de GES de l’atmosphère?
• Est-ce que les cibles de réduction sont suffisamment précises?

Ces définitions et données forment un cadre vérifiable et quantifiable qui nous aide à cibler les sociétés dont nous serions fiers d’ajouter au portefeuille tout en nous donnant la certitude qu’elles respectent leurs engagements et nos attentes.

Les gestionnaires de titres à revenu fixe ne feraient pas aveuglément confiance aux analyses des agences de notation par rapport à la solvabilité ou à la liquidité d’une société. Alors pourquoi devrait-il en être autrement lorsqu’il est question de la note ESG ou environnementale d’une société?

2 Analyser, interpréter et vérifier les données

Comme nous l’avons indiqué, nous sommes d’avis que les notes ESG fournies par les agences sont un bon point de départ pour déterminer la pertinence d’une société au chapitre de l’environnement; toutefois, utiliser ces notes sans en faire un examen minutieux relèverait d’une gestion hasardeuse. Après tout, les gestionnaires de titres à revenu fixe ne feraient pas aveuglément confiance aux analyses des agences de notation par rapport à la solvabilité ou à la liquidité d’une société; les analystes font plutôt des recherches poussées pour tirer leurs propres conclusions, qui pourraient différer de la note obtenue par la société. Alors pourquoi devrait-il en être autrement lorsqu’il est question de la note ESG ou environnementale d’une société?

Nous utilisons aussi les analyses ESG pour déterminer le profil risque-rendement d’un placement. Nous croyons que les risques associés au profil ESG d’une société deviendront inévitablement des risques financiers, surtout dans un contexte où les investisseurs exigent des sociétés une transparence accrue et des pratiques ESG supérieures. Parallèlement, les sociétés qui améliorent leurs pratiques environnementales n’obtiennent pas nécessairement une note ESG correspondante, parce qu’elles ne satisfont pas aux critères établis par les agences de notation.

Or, nous n’avons pu établir aucune corrélation entre les notes de crédit et les notes ESG. Une variation d’une donnée environnementale (comme l’intensité des GES) ne changera peut-être pas la note de crédit attribuée par l’agence, mais cela changera certainement notre perception. En poussant nos recherches sur les données ESG d’une société en particulier, en comparant celles-ci à la concurrence et en les interprétant dans un cadre défini, les équipes des titres de créance peuvent tirer parti des divergences entre les notes de crédit et les notes ESG et ainsi mettre au jour des occasions nées des pratiques commerciales actuelles dont seul l’avenir révélera si elles seront positives ou négatives.

Dans combien de temps? L’investissement durable ne convient pas aux spéculateurs sur séance; il faut souvent des années pour qu’une thèse d’investissement axé sur l’environnement porte des fruits. Cependant, le principal désavantage des notes ou données individuelles repose sur le fait qu’elles sont le reflet d’un bref moment statique dans le temps.

Elles ne tiennent aucunement compte – ou du moins elles n’y accordent que peu d’importance – de l’éventuelle variation du rendement climatique d’une société à l’avenir, surtout à long terme. Pour constituer des portefeuilles qui sont à la fois axés sur l’environnement et rentables à long terme, il faut que l’analyse des données comporte un élément humain.

3 Intervenir auprès des émetteurs

Dans les faits, les données – liées aux facteurs ESG ou autres – issues des rapports des sociétés sont inévitablement rétrospectives; par conséquent, toute analyse s’appuyant sur ces données le sera également. Pour dresser un portrait précis de la situation d’une société du point de vue environnemental, il importe d’évaluer son orientation stratégique en matière de durabilité et d’intervenir auprès des équipes de direction, apportant ainsi un élément humain et prospectif essentiel au processus d’analyse des données. En comprenant – et parfois en remettant en question – les plans environnementaux des sociétés et leur engagement par rapport à ceux-ci, les gestionnaires de portefeuille peuvent mieux évaluer les éventuels risques auxquels une société s’expose au fil du temps. Cet exercice permet aussi d’éliminer le risque d’écoblanchiment et du même coup d’atteindre l’objectif du portefeuille. Surtout dans le contexte des changements climatiques, nous croyons que le fait d’intervenir auprès des sociétés pour discuter des risques physiques et de transition qui les guettent nous aide à comprendre comment elles comptent gérer le risque climatique et ultimement créer des retombées tangibles.

En intervenant directement auprès des décideurs, les gestionnaires de portefeuille obtiennent toute l’information nécessaire : les données sur les facteurs ESG et autres, les données rétrospectives et prospectives ainsi que les données quantitatives et qualitatives. Grâce à une approche de type mosaïque, il est possible d’analyser adéquatement une gamme de données aussi vaste que possible qui aide à transformer ces données en information, laquelle peut en bout de piste devenir une source de rendement.

Lorsqu’il est question de données ESG, la confiance c’est bien, mais la vérification est de mise

Que ce soit dans le domaine médical ou militaire, dans le milieu de la finance ou des communications, les données sont omniprésentes et font partie intégrante de notre quotidien. Au moment de constituer un portefeuille véritablement axé sur le climat, les données peuvent être outil incroyablement puissant dans l’arsenal des gestionnaires de portefeuilles qui leur procure un net avantage sur le plan des renseignements. Elles peuvent toutefois être dangereuses : mal utilisées ou prises au pied de la lettre, elles sont plus nuisibles que bénéfiques. Le groupe de statisticiens et de mathématiciens de l’armée a constaté sans l’ombre d’un doute l’importance d’analyser et d’examiner scrupuleusement les données qui lui avaient été présentées. Heureusement, dans ce cas-ci l’analyse a eu une issue favorable à l’un des moments les plus décisifs du 20^e siècle.

Quant aux gestionnaires de portefeuille qui constituent des portefeuilles écologiques, s’ils utilisent mal les données, cela pourrait faire en sorte que les portefeuilles ne remplissent pas leurs promesses faites aux investisseurs en matière de durabilité. Compte tenu du risque associé à une mauvaise utilisation des données, nous avons choisi de nous inspirer des méthodes mises de l’avant par l’équipe de statisticiens et de mathématiciens de l’armée : vérifier les données, communiquer les leçons apprises aux parties prenantes et générer des bienfaits sociaux.

1 Le blindage ralentit l’avion et en réduit la manœuvrabilité. Il est donc crucial de l’utiliser avec modération et aux bons endroits. 2 À ce sujet, l’Union européenne est plus avancée que les États-Unis, bien que des changements puissent y avoir lieu par suite de la proposition de la SEC de normaliser la divulgation d’information sur les changements climatiques.  3 https://www.conference-board.org/press/climate-disclosures-gap 4 Berg, Florian, Kölbel, Julian et Rigobon, Roberto. Aggregate Confusion: The Divergence of ESG Ratings 15 août 2019. Disponible sur le site Web de SSRN, à l’adresse : https://ssrn.com/abstract=3438533. 5 www.msci.com/our-solutions/indexes/esg-indexes. 6 « Sustainable Funds U.S. Landscape Report 2021: Another year of broken records », Morningstar, janvier 2022. 7 « The ESG Mirage », Bloomberg Businessweek, 10 décembre 2021. www.bloomberg.com/graphics/2021-what-is-esg-investing-msci-ratings-focus-on-corporate-bottom-line/