Sandales de plage : intégrées à la circularité des plastiques ou englouties par les flots?
À mesure que l’ampleur et la portée des effets de la pollution par les plastiques donnent lieu à l’adoption de réglementations, à des préoccupations chez les clients, à des controverses dans les médias et à des changements dans la dynamique du marché, les entreprises doivent mieux comprendre leur contribution à la crise de la pollution plastique et leur exposition aux risques commerciaux, juridiques et réputationnels dans l’ensemble de leurs chaînes de valeur.
Lors d’une récente visite sur une magnifique plage au bord de l’océan Indien, en Asie du Sud-Est, ma famille et moi avons été stupéfaits par le volume de déchets en plastique échoués le long du rivage. Nous avons pu reconnaître des ustensiles, des bouchons de bouteilles en plastique (mais pas de bouteilles en plastique; il paraît qu’elles coulent), des briquets jetables, des jouets d’enfants aux couleurs vives, des brosses à dents et des dizaines d’autres articles de tous les jours (ou des parties de ceux-ci).
Mais ce qui a peut-être le plus déconcerté mes enfants, c’est le nombre de chaussures éparpillées le long de la ligne de marée haute et prises dans la fragile végétation des dunes – des sandales en plastique, précisément. Un vrai « cimetière de chaussures en plastique », dans leurs mots. Sans trop d’efforts, nous avons ramassé 500 sandales en plastique sur une section de plage de 200 mètres, soit une moyenne de 2,5 chaussures en plastique par mètre. « Je n’ai jamais perdu une seule chaussure! Comment toutes celles-ci sont-elles arrivées jusqu’ici? », m’a demandé mon enfant de 7 ans, confus. « Est-ce que les créatures marines les mangent? Est-ce que les petits morceaux qui s’effritent restent dans l’océan pour toujours? Est-ce que les bernacles peuvent pousser sans danger sur des sandales? Comment on va faire pour nettoyer toutes les plages du monde? » se demandait mon enfant de 9 ans avec un sentiment de panique grandissant à mesure que l’ampleur du problème devenait évidente.
Leur flot ininterrompu de questions m’a inspiré cet article, que j’écris le cœur gros en sachant que leur génération héritera en grande partie de la tâche de nettoyer les centaines de milliards de tonnes de plastique déposées dans nos rivières et nos océans par les générations qui les ont précédées. Tout le contraire de la définition du développement durable souvent citée dans leurs livres d’école.
Comment ces sandales sont-elles arrivées dans l’océan?
Nous avons réfléchi à toutes sortes d’explications : peut-être que des gens les ont perdues en marchant sur la plage? Peut-être qu’elles sont tombées de bateaux de pêche? Peut-être qu’un conteneur est tombé d’un navire et a déversé des milliers de sandales dans l’océan?
En réalité, la plupart d’entre elles ont été jetées à la mer depuis la terre ferme et ont fini par s’échouer sur le rivage après avoir été entraînées par les courants à des centaines ou des milliers de kilomètres de leur point d’entrée initial. Nous avons pu ramasser et éliminer correctement les sandales trouvées sur la plage, mais une quantité inimaginable et non mesurable de plastique flotte dans une série de tourbillons à la surface de l’océan, en plus de tout ce qui a été englouti.
Plus de 80 % des débris de plastique trouvés dans les océans proviennent des eaux de ruissellement urbaines et pluviales, des débordements d’égouts, des détritus, de l’élimination et de la gestion inadéquates des déchets, des activités industrielles, de la construction et des décharges illégales.
Nous produisons des plastiques en masse depuis environ 70 ans, et la production s’élève aujourd’hui à environ 430 millions de tonnes par année, dont les deux tiers sont des plastiques à courte durée de vie ou à usage unique. L’industrie du plastique est évaluée à 522,6 milliards de dollars américains et les experts prévoient que la capacité de production doublera d’ici 2040. On estime que 14 millions de tonnes de plastique se retrouvent dans nos océans chaque année. Ce chiffre devrait tripler d’ici 2040. Les débris de plastique sont actuellement le type de déchets le plus abondant dans l’océan et se retrouvent sur les rivages de tous les continents.
Les études sur les rivières qui émettent le plus de plastiques offrent des conclusions différentes. Une étude a estimé qu’environ 90 % de tous les plastiques transportés par les rivières qui aboutissent dans l’océan proviennent de seulement 10 rivières, tandis qu’une autre a estimé que 160 ou même 1 600 rivières contribuaient à ce phénomène. Mais toutes s’accordent sur le fait que plus de 80 % du plastique dans l’océan vient d’Asie, la région la plus peuplée du monde.
Et cela nous ramène à l’omniprésente sandale de plage. Ces chaussures bon marché sont populaires en Asie et dans d’autres régions tropicales, faciles à produire en masse et largement disponibles dans des pays où les pratiques de gestion des déchets ne suivent pas le rythme de la croissance et de la consommation.
Pourquoi les sandales dans l’océan représentent-elles un problème important?
La pollution par les plastiques peut avoir des effets dévastateurs sur les écosystèmes et la faune, sur notre santé et notre bien-être, sur la sécurité et la qualité des aliments ainsi que sur le tourisme côtier, en plus de contribuer aux changements climatiques.
Sous l’influence des rayons ultraviolets du soleil, du vent, des courants et d’autres facteurs naturels, le plastique ne se biodégrade pas et ne disparaît pas, il se décompose simplement en particules de plus en plus petites qui sont faciles à ingérer par la faune marine. Plus de 800 espèces marines et côtières sont affectées par cette pollution par ingestion, enchevêtrement et autres dangers.
L’exposition aux particules, ainsi qu’aux éléments toxiques des plastiques lors de leur décomposition, peut nuire à la santé humaine, en affectant potentiellement la fertilité et l’activité hormonale, métabolique et neurologique.
L’Asie joue un rôle essentiel dans les efforts visant à enrayer la perte de biodiversité, étant donné que la région abrite le Triangle du corail, les forêts tropicales d’Asie du Sud-Est et plusieurs des grands bassins fluviaux de la planète. C’est essentiel parce que la perte de nature dans ces écosystèmes uniques pourrait endommager 63 % (19 billions de dollars) du produit intérieur brut (PIB) de l’Asie-Pacifique et risquer la perte de 42 % des espèces en Asie du Sud-Est; cependant, les occasions d’affaires bénéfiques pour la nature pourraient générer 4,3 billions de dollars de PIB et 232 millions d’emplois d’ici à 2030.
Qui fabrique les sandales de plage et que font-ils pour résoudre le problème de la pollution?
Nous avons pu identifier plus de 20 marques différentes dans notre échantillon de 500 sandales, que nous avons pu regrouper en deux catégories :
- de grandes entreprises cotées en bourse dont le siège se trouve principalement aux États-Unis ou en Europe;
- de petits et moyens producteurs privés d’Asie.
La grande majorité de l’échantillon – plus de 80 % – était générique ou non identifiable en raison de la décomposition.
Cette répartition illustre le défi auquel nous sommes confrontés avec l’ensemble des plastiques qui aboutissent dans l’océan. La majeure partie de la pollution provient de petites entreprises privées produisant des volumes importants de produits génériques de qualité inférieure et sans marque, provenant principalement de marchés émergents à croissance rapide dans lesquels les contrats et les pratiques de gestion des déchets ne suivent pas l’évolution de la consommation.
Il est difficile d’estimer le nombre de sandales produites chaque année et le nombre de celles qui sont éliminées de manière inappropriée en raison du volume important de produits sans marque. Havaianas vend 250 millions de paires dans 100 pays selon son site Web, tandis que Crocs déclare vendre 150 millions de paires dans 85 pays, ce qui donne une idée de l’ampleur du phénomène pour les seules sociétés cotées en bourse.
Des entreprises telles que Nike s’efforcent depuis longtemps de récupérer et de réutiliser les plastiques de leurs propres chaussures et d’autres produits pour créer de nouveaux produits et matériaux. Notre famille a bénéficié des matériaux de terrain de jeu en caoutchouc plus sûrs qui sont à la base des structures de jeu dans de nombreux quartiers et qui sont un exemple de la façon dont les plastiques récupérés peuvent être utilisés à plus long terme. C’est en résumé le concept de l’économie circulaire.
Le cycle de vie linéaire traditionnel des matériaux comprend l’extraction, la production, l’utilisation et l’élimination. Mais des efforts ont été faits pour utiliser moins de matières premières, en conserver plus longtemps en circulation, collecter et réutiliser les matériaux, et minimiser les déchets produits. C’est ce que l’on appelle la circularité ou l’économie circulaire.
La plupart des marques cotées en bourse qui produisent les sandales que nous avons trouvées sur la plage ont adopté les concepts de l’économie circulaire et ont mis en place des initiatives comme celles qui suivent :
- Utilisation de caoutchouc recyclé ou d’autres matières plastiques pour la fabrication de nouvelles chaussures
- Réduction de l’empreinte carbone de la production de chaussures
- Réduction de la consommation d’eau dans la production de chaussures
- Innovation grâce à des matériaux plus durables ou biodégradables
- Programmes de reprise dans le cadre desquels les clients peuvent rapporter des chaussures légèrement usagées au magasin ou les échanger contre une paire plus récente.
- Divers programmes de recyclage, de remise en état, de dons ou de loisirs
- Mesures de conception visant à accroître la longévité des produits
Le passage à une économie circulaire peut réduire le volume de plastique qui pénètre dans les océans de plus de 80 % d’ici 2040, réduire la production de plastique vierge de 55 %, faire économiser 70 milliards de dollars aux gouvernements d’ici 2040, réduire les émissions de gaz à effet de serre de 25 % et créer 700 000 emplois supplémentaires, principalement dans les pays du Sud.
L’économie circulaire limite le besoin d’extraction continue de matières premières
Même avec certaines de ces améliorations sur les plans des matériaux et de la conception, les sandales que nous avons trouvées semblaient avoir emprunté une voie à sens unique jusqu’à l’océan. Alors, que peuvent faire les entreprises pour fermer la boucle de la circularité des plastiques? Sur le site Web de Nike, une citation dit que « Waste is simply excess material in the wrong person’s hands » (les déchets sont simplement des surplus de matériaux qui sont entre de mauvaises mains).
Le problème est que les plastiques qui aboutissent dans l’océan ne tombent entre les mains de personne : ils se retrouvent dans les océans, les rivières, les voies navigables et les littoraux.
Pourquoi les plastiques dans les océans sont-ils importants pour les investisseurs?
Aujourd’hui, les producteurs et les consommateurs de matières plastiques ne sont pas conscients des coûts liés aux dommages causés à l’environnement ou à sa récupération, ce qui constitue un exemple classique d’externalité négative. Mais à mesure que l’ampleur et la portée des effets de la pollution par les plastiques donnent lieu à l’adoption de réglementations, à des préoccupations chez les clients, à des controverses dans les médias et à des changements dans la dynamique du marché, les entreprises doivent mieux comprendre leur contribution à la crise de la pollution plastique et leur exposition aux risques commerciaux, juridiques et réputationnels dans l’ensemble de leurs chaînes de valeur.
Les investisseurs ne peuvent pas atténuer ces risques en se contentant de diversifier leurs portefeuilles financiers; ils menacent le fonctionnement de systèmes plus vastes dont dépend la rentabilité des entreprises. La pollution plastique peut avoir des conséquences financières pour les entreprises :
- Les matières premières nécessaires à la production de plastique sont des combustibles fossiles; la production de plastique et la pollution sont donc exposées au risque de transition climatique.
- Les réglementations en matière de gestion des déchets et les lois régissant la production et l’utilisation des matières plastiques deviennent de plus en plus courantes et strictes, ce qui crée un risque lié aux marges pour les émetteurs qui ne s’adaptent pas.
- Les entreprises seront confrontées à des risques juridiques, des risques réputationnels, ainsi qu’à des risques liés à la responsabilité, qui affecteront leurs marges et leur licence sociale d’exploitation.
- D’un autre côté, les solutions alternatives au plastique ont l’occasion de prospérer, car les consommateurs et les entreprises se tournent vers d’autres solutions.
Les investisseurs reconnaissent que les risques et les opportunités liés à l’eau peuvent être financièrement significatifs et devraient être intégrés pleinement dans les processus de placement. Pour ce faire, il est nécessaire de disposer de données comparables et normalisées sur les pratiques et les performances des entreprises. Le CDP, la norme en matière de rapports environnementaux la plus utilisée au monde, a introduit un module sur la sécurité de l’eau en 2023 qui contient un segment sur les plastiques en raison de la forte corrélation entre ces deux questions.
Le CDP demande des renseignements à toutes les entreprises qui utilisent, produisent ou commercialisent des matières plastiques, couvrant l’ensemble de leur chaîne de valeur, y compris la gestion, le retraitement et l’élimination des déchets plastiques. La première année que ces renseignements ont été recueillis, plus de 3 000 entreprises du monde entier ont divulgué des données relatives aux matières plastiques, ce qui est très encourageant.
Pour souligner l’effet des plastiques sur la nature, le Groupe de travail sur l’information financière relative à la nature inclut une mesure de divulgation des plastiques : C2.3 dans le cadre de la pollution ou de l’élimination de la pollution en tant que facteur de changement de la nature, « l’empreinte plastique mesurée par le poids total (t) des plastiques (polymères, biens durables et emballages) utilisés ou vendus, décomposé en matières premières ».
Quelles sont les solutions déployées pour lutter contre la pollution plastique?
Le cas de la sandale de plage démontre le risque systémique auquel nous sommes confrontés avec la pollution plastique. Pour y remédier, en 2022, 175 nations ont décidé de mettre fin à la pollution plastique et de forger un accord international juridiquement contraignant d’ici 2024. Il s’agirait de l’un des traités environnementaux internationaux les plus importants, parallèlement à l’accord de Paris et du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal. La quatrième session du Comité intergouvernemental de négociation chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur la pollution plastique, y compris dans le milieu marin (INC-4), s’est tenue à Ottawa, au Canada, début 2024, et la réunion finale est prévue pour la fin de l’année en Corée du Sud.
Cet instrument juridiquement contraignant couvre l’ensemble du cycle de vie des plastiques, de l’extraction à la production, en passant par la conception, l’utilisation, la consommation, l’élimination et la remise en état, et s’attaque à toutes les sources de pollution par les plastiques. Il couvre les matériaux et produits en plastique ainsi que les produits chimiques liés au plastique et les microplastiques. Elle reconnaît le risque de la pollution plastique pour la santé humaine et l’environnement, et l’effet sur le changement climatique et la biodiversité. Les investisseurs ont salué les progrès accomplis au chapitre de l’application du principe pollueur-payeur et de l’imposition d’une éventuelle redevance de 60 à 90 dollars par tonne de résine plastique, qui pourrait être utilisée pour les efforts de nettoyage. D’autres mesures potentielles incluent des restrictions sur les plastiques à usage unique et un contenu recyclé minimum obligatoire; toutefois, un plafonnement de la production de matières plastiques reste controversé et se heurte à des difficultés en matière d’application sur le plan mondial.
La prochaine fois que vous vous promènerez le long d’un rivage ou d’une rivière, jetez un coup d’œil pour voir si des plastiques ont trouvé leur place dans l’écosystème. Le défi auquel nous sommes confrontés exige de nous tous, pays, entreprises et consommateurs, que nous prenions des mesures urgentes pour endiguer le flux de matières plastiques dans nos océans.
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