Les difficultés des banques américaines vont-elles accélérer la fragmentation de l’économie mondiale?
Bien des observateurs ont applaudi les responsables politiques américains pour la rapidité avec laquelle ils sont intervenus pour résoudre les difficultés des banques régionales. Mais rares sont ceux qui comprennent que le programme de financement à terme des banques (Bank Term Funding Program ou BTFP) pourrait, s’il devenait permanent, avoir de vastes répercussions sur les marchés financiers mondiaux.
Points à retenir
- L’introduction du BTFP risque de fausser les conditions de la concurrence pour les institutions financières, puisqu’elles n’y ont pas toutes accès.
- Sur le plan macroéconomique, cela peut éventuellement annoncer la prochaine phase de démondialisation au cours de laquelle on assisterait à la militarisation du dollar.
- À notre avis, il serait prématuré de parler d’une dédollarisation rapide. D’autres devises pourraient émerger, mais le dollar devrait rester dominant dans un avenir prévisible.
Une question d’équité : l’avantage caché
Wall Street a beaucoup parlé du Bank Term Funding Program (BTFP), mais en négligeant un détail essentiel : ce n’est pas un programme universel.
En effet, dans le cadre du BTFP, les entités telles que les banques et les coopératives de crédit qui fonctionnent sous les auspices de la Federal Deposit Insurance Corporation peuvent mettre en gage leurs avoirs en bons du Trésor américain (UST) et en titres adossés à des créances hypothécaires, entre autres, auprès de la Réserve fédérale américaine (Fed) en échange de liquidités en dollars américains.
Ces instruments seront évalués au pair et pourront être utilisés pour des emprunts à la fenêtre d’escompte de la Fed. Le programme sera également ouvert aux succursales ou agences américaines de banques étrangères qui peuvent faire des tirages à la fenêtre d’escompte de la Fed. Rien de compliqué jusqu’ici.
Fonctionnement du BTFP
Source : Gestion de placements Manuvie, au 5 avril 2023. Fed désigne la Réserve fédérale américaine. À titre indicatif seulement
Il faut toutefois avouer que les entités capables d’utiliser le BTFP ont un avantage sur celles qui n’y ont pas accès. Autrement dit, il y a une liste de gagnants et de perdants potentiels. Essentiellement, les institutions en mesure de bénéficier de ce programme sont celles qui ont les moyens d’ignorer les pertes liées à la comptabilisation au prix du marché de leurs bons du Trésor américain et qui ont été créées par la hausse des taux au cours de l’année écoulée.
À l’inverse, les pertes liées à la comptabilisation au prix du marché subies par leurs homologues moins chanceux continueront de se refléter sur leurs comptes et seront cristallisées dans leurs états de résultats après la vente de leurs avoirs aux prix du marché. Ce dernier groupe comprendra probablement des institutions financières étrangères et des banques centrales mondiales dont les bilans comportent généralement une part importante de bons du Trésor américain.
Conséquences macroéconomiques
Selon nous, cela pose d’importantes questions philosophiques qui peuvent causer des secousses macroéconomiques. Du point de vue du fonctionnement des marchés :
- La pénurie de dollars américains dans le reste du monde risque de s’amplifier. Dans un tel contexte, cette pénurie n’équivaut pas à la vente à découvert d’un actif en prévision d’une dépréciation, mais plutôt à un déficit de financement, à savoir un décalage entre les actifs et les passifs libellés en dollars américains.
- Les conditions financières aux États-Unis pourraient s’assouplir alors qu’elles sont de plus en plus restrictives dans le reste du monde. En principe, cela signifie que l’économie et les marchés américains sont plus performants que ceux des autres pays dans le contexte actuel d’une croissance stagnante.
- Les flux de capitaux vers les États-Unis pourraient augmenter, car les investisseurs à la recherche de meilleures conditions de liquidité et de croissance économique affluent sur le marché, en particulier grâce aux institutions capables d’accéder au BTFP.
En prenant une vue d’ensemble, on peut se poser les questions suivantes :
- Comment ces circonstances pourraient-elles se répercuter sur l’attrait du dollar pour les investisseurs internationaux et son rôle de monnaie de réserve mondiale?
- Comment pourraient-elles influer sur l’attrait des bons du Trésor américain en tant que réserves de valeur liquides pour les autres pays?
- Auront-elles pour conséquence de voir émerger une autre forme de protectionnisme?
Ces questions n’ont rien de nouveau : elles se posent depuis des décennies, mais on ne saura probablement pas y répondre de sitôt. Depuis quelques années toutefois, de plus en plus d’éminents observateurs réfléchissent à ces questions. Étant donné que ces questions sont en fin de compte ancrées dans l’économie politique, les préoccupations concernant les réactions et représailles potentielles sont tout aussi pertinentes. Les réticences de l’Europe à l’égard de l’accord vert de l’administration Biden, une initiative qui semble avoir pour effet de rendre le Vieux Continent beaucoup moins attrayant pour les innovateurs en matière de technologies vertes par rapport aux États-Unis, en sont un bon exemple.
« En effet, nous prévoyons une militarisation du dollar, entraînant une bifurcation des marchés de capitaux mondiaux. »
La prochaine phase de la démondialisation
On peut affirmer que l’introduction du BTFP pourrait éventuellement annoncer la prochaine phase de la démondialisation. En effet, nous prévoyons une militarisation du dollar, entraînant une bifurcation des marchés de capitaux mondiaux.
L’idée d’une délocalisation au pays même ou d’une « amilocalisation » des liquidités en dollars américains fait partie intégrante de ce concept. Cela ne devrait pas être totalement surprenant après ce qui s’est passé récemment, puisque les matières premières, les produits liés à l’alimentation et la technologie des semi-conducteurs ont plus ou moins été militarisés à différents moments au cours des 18 derniers mois.
C’est l’orientation que nous avons déjà signalée, et si elle se produit réellement, cela réaffirmerait notre politique stratégique et nos points de vue en matière d’investissement. D’un point de vue politique, les gouvernements seront plus motivés pour adopter des politiques visant à garantir que les gros déficits publics sont absorbés par des excédents privés nationaux et des excédents extérieurs encore plus importants. Autrement dit, l’offre nationale de biens et de services doit être supérieure à la demande.
Un retour au protectionnisme?
À notre avis, de telles politiques seraient de nature très protectionniste et pourraient inclure la promotion de programmes de développement d’infrastructures nationales faisant appel à des capitaux nationaux et à la main-d’œuvre du cru. Elles pourraient également prendre la forme de programmes de recherche et de développement fortement subventionnés afin d’aider l’industrie nationale à grimper dans les chaînes de valeur mondiales. De plus, on pourrait instaurer ou rétablir des droits de douane, des contrôles à l’importation et des subventions à l’exportation pour protéger l’industrie nationale et la rentabilité des entreprises.
De même, les décideurs politiques pourraient s’efforcer d’encourager la consommation intérieure (en stimulant les revenus des ménages) ou imposer des mesures de contrôle des capitaux pour empêcher la poursuite de la fuite de liquidités vers l’étranger et limiter la dévaluation de la monnaie.
L’ouverture aux échanges commerciaux : une progression à rebours?
Somme des exportations et des exportations exprimées en pourcentage du PIB (%)
Sources : Our World in Data, Banque mondiale, Macrobond, Gestion de placements Manuvie, mars 2023. PIB désigne le produit intérieur brut.
Dans un tel scénario, les banques centrales donnent implicitement la faveur à la monétisation de la dette publique. Les économies qui ne disposent que d’une marge de manœuvre limitée pour monétiser leur encours ou celles qui ne sont pas en mesure d’adopter des politiques protectionnistes rejoindront très probablement des blocs monétaires et commerciaux qui, eux, disposent d’une telle marge de manœuvre. Il existe de nombreux précédents historiques à ce type de fragmentation mondiale, notamment durant la période de l’entre-deux-guerres (1918-1939), caractérisée par des conflits internationaux, l’abandon de l’étalon-or et la montée du protectionnisme.
Conséquences : où cela nous mène-t-il?
À moyen terme, en supposant que nous restions sur la trajectoire actuelle et qu’aucun autre événement perturbateur majeur ne se produise, nous nous attendons à une montée en puissance du rôle des autorités publiques dans l’économie des pays. En substance, les gouvernements auront plus d’influence sur la répartition des ressources et, par extension, sur l’orientation du pays. Naturellement, l’ampleur de leur participation variera considérablement d’un pays à l’autre, et les mécanismes utilisés seront très différents.
Pendant cette période, nous pensons que les banques centrales feront l’objet d’une pression croissante pour financer les dépenses publiques par l’augmentation de la masse monétaire en circulation dans le système financier (c’est-à-dire faire tourner la planche à billets). Cette évolution devrait s’accompagner d’une augmentation des efforts de désendettement, de relocalisation et de réindustrialisation du secteur privé dans les marchés développés et d’une accélération des initiatives d’industrialisation dans les marchés émergents.
Les tensions géopolitiques accrues devraient jouer un rôle de premier plan dans ce contexte. C’est aussi une période au cours de laquelle on pourrait assister à l’émergence de nouveaux blocs commerciaux et monétaires avec l’apparition de nouvelles alliances. Dans un tel environnement, ces alliances seraient de plus en plus considérées comme une solution de rechange acceptable dans un contexte de désaccords diplomatiques.
D’autres solutions peuvent émerger, mais il est peu probable que la domination du dollar américain soit affaiblie dans un avenir prévisible.
À notre avis, les récentes discussions sur la fin du rôle du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale ne reposent sur rien : les États-Unis et le billet vert américain occuperont encore le devant de la scène dans l’économie mondiale.
En effet, il est difficile d’imaginer une autre monnaie capable de supplanter la devise américaine : tout concurrent sérieux devrait être soutenu par un marché au moins équivalent à celui des États-Unis en termes de profondeur et de liquidité. En outre, tout pays qui souhaiterait voir sa devise jouer le rôle de monnaie de réserve mondiale devra être en mesure d’enregistrer d’importants déficits commerciaux et de s’abstenir de toute forme significative de contrôle des capitaux. Tels sont les coûts associés à une position dominante sur le commerce mondial.
Les cinq monnaies les plus échangées en termes de chiffre d’affaires (%)
Source : Bank of International Settlements Triennial Central Bank Survey, avril 2022. Comme deux monnaies sont en jeu dans chaque transaction, la somme des actions dans les différentes monnaies s’élèvera à 200 %. USD désigne le dollar américain. EUR désigne l’euro. JPY désigne le yen japonais. GBP désigne la livre sterling. CNY désigne le yuan chinois.
Il est vrai, cependant, que des solutions de rechange au système existant font leur apparition. Selon nous, il s’agit d’un reflet de l’évolution progressive vers la bifurcation du marché mondial des capitaux : l’internationalisation du yuan chinois, par exemple, est à suivre de près. La Chine continentale a réalisé des progrès significatifs au Brésil et au Moyen-Orient au cours de l’année écoulée, en s’appuyant sur le travail qu’elle a accompli dans le cadre de sa vaste initiative «Belt and Road Initiative». Autre événement, tout aussi intéressant : l’Inde a récemment conclu un accord avec la Malaisie pour régler les échanges commerciaux entre les deux pays en roupie indienne.
C’est une évolution remarquable, mais qui, pour l’instant, ne représente qu’une petite portion du marché des changes de gré à gré, qui représente 7 500 milliards de dollars par jour. En avril 2022, le dollar représente 88 % de l’ensemble des opérations de change, un niveau largement inchangé par rapport à 2019. Il est donc peu probable que ces devises remplacent de sitôt le dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, et il en va mieux ainsi. Une telle évolution à court terme serait pour le moins très perturbatrice et représenterait, à notre avis, un choc pour l’économie mondiale.
Un contexte plus complexe et plus volatil pour l’investissement
Comme la mort et les impôts, le changement est une donnée inéluctable de la vie, et il en va de même pour l’économie mondiale. La manière communément admise de faire les choses, y compris dans le commerce et la diplomatie, pourrait bientôt céder la place à d’autres formes d’arrangements et, partant, à de nouvelles règles d’engagement. À notre avis, cela pourrait créer un contexte plus complexe et plus volatil pour l’investissement.
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